Joris Ghilini

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Guitar Shop

Une fois de plus, dans Guitar Shop, Joris Ghilini joue avec le temps et se fait archéologue. L’électrification de l’instrument a été le signe de l’accélération et de la syncope : le monde changeait soudain de tempo ; de nouveau styles émergeaient. Le corps creux qui permettait jusqu’alors l’amplification du son devenait obsolète et la guitare se faisait pleine, solide, propulsée par une série de microphones jusqu’à une zone stratosphérique, celle des limites sonores. L’électricité est en général le signe de l’entrée dans la modernité : c’est elle qui a donné une nouvelle façade aux villes et a repoussé la nuit jusqu’au fond des campagnes : Times Square, à New York, en est l’expression la plus violente. De nombreuses régions du monde, les plus pauvres, en sont encore dépourvues. Lénine définissait le communisme comme les soviets plus l’électricité. La nouvelle guitare n’eut rien de communiste : ce fut plutôt l’électricité, moins les soviets. La guitare pourvue de micros est la balise de l’Ouest : la légendaire Telecaster de Leo Fender accompagna la généralisation de la télévision. La Stratocaster fut le signal de la conquête spatiale.

Blues, country, rock mais aussi jazz : la guitare électrique a été la compagne de l’Amérique de l’après-guerre, c’est-à-dire de la vitesse, de la route, de la solitude, du bruit et de la fureur. Le monde du magasin fait écho à ce moment de l’histoire, mais de manière non anecdotique. Le travail de Joris Ghilini est réflexif. Il manie le paradoxe avec discrétion mais aussi avec insistance : ses guitares sont si bien faites qu’elles n’ont plus besoin de fonctionner à l’électricité, comme si, l’énergie fébrile ayant été débranchée, les guitares devenaient métaphysiques. La figure, sans doute vaine, du rêve américain s’efface. Quelque chose comme une idée de guitare surgit. L’électricien se retire au profit de l’artiste, qui ressemble ici trait pour trait à l’artisan d’art : érudit, habile, travaillant pour l’histoire et pour l’héritage. Ghilini arrête le son et arrête le temps. Le guitariste électrique est le virtuose des temps démocratiques. Il fait corps avec son instrument, lequel électrise la chorégraphie qu’il offre désormais au public. Pour ceux qui avaient coutume de regarder les musiciens assis, ce fut un choc. Tout le monde a en tête le véritable parcours que Chuck Berry faisait sur scène quand il chantait Johnny B. Goode. Le musicien électrifié peut bricoler le son dans son garage avec des copains, mater l’ennui adolescent, mais aussi, dans la lumière crue du Guitar Shop, entrer dans le Hall of Fame des temps futurs. C’est un personnage bifide, celui dont on a électrisé l’instrument : autodidacte appliqué plaquant éternellement les mêmes accords, il sait aussi que son amplificateur peut lui servir d’ascenseur pour la gloire universelle. D’ailleurs, l’un des grands héros de la deuxième moitié du XXe siècle fut Jimi Hendrix, le génie de Seattle qui alla plus haut et plus vite que tout le monde, et en mourut.

Dans la lumière de la vitrine, Joris Ghilini dit pourtant tout autre chose, ou, plus exactement, recouvre cette première couche de signification d’une autre encore plus intense, laquelle pourrait donner l’une des clés de son intention d’artiste. Il aime, nous a-t-il dit souvent, la notion de palimpseste, ce parchemin dont les premières traces ont été effacées et sur lesquelles on a écrit un nouveau texte. On reconnaît dans ses guitares une opération du même genre : leurs fonctionnalités ont été effacées et elles sont devenues des objets du patrimoine, à l’exemple de luths ou de clavecins de l’époque baroque, objets précieux témoins d’une sociabilité raffinée. En recouvrant d’une couche de matière conceptuelle le symbole par excellence du loisir populaire et de la fureur de vivre de la jeunesse, Ghilini fait échapper l’instrument à son histoire particulière, et en définitive anecdotique. Guitar Shop n’est plus seulement le petit magasin de quartier où se réunissent quelques aficionados les soirs d’hiver pour rêver de Nashville et de Memphis. On pousse la porte et on entre dans le musée imaginaire de tous les sons possibles. On comprend ce qu’est le travail du temps, qui transforme l’objet technique en objet d’art et de mémoire. L’artiste est ici celui qui donne à comprendre la trajectoire sociale des objets et le chemin qui en fait des lieux de culte. Guitar Shop est un monument érigé à la mémoire des guitaristes, ignorés ou fameux, nuls ou géniaux.

Le déplacement qu’opère Ghilini en allant de la réalité musicale vers le concept même de guitare est une opération de traduction : le monde concret de la musique populaire est transporté dans un autre espace, celui des mémoires multiples que les cultures urbaines ont suscitées.

Jean-Louis Fabiani
Princeton, Octobre 2017

Les ruines imaginaires

Joris Ghilini avoue sa passion pour les oeuvres du passé qu’il visite sans pour autant adopter une commode posture patrimoniale. Ces oeuvres l’accompagnent, mais ils nous dit qu’elles viennent de loin, qu’elles sont un legs d’un autre temps. Et il s’applique à montrer, à inscrire la trace déposée sur les chef d’oeuvres anciens que le temps qui a modifié et, en quelque sorte, plongé la peinture/source dans l’entre-deux du jadis et du maintenant. Ces tableaux connus portent les cicatrices – conçues par l’artiste – d’une durée écoulée, d’une destruction poétique de même que les statues antiques ou les théâtres restaurés. La matière de l’oeuvre devient ainsi le temps lui-même! Et il se concrétise sous nos yeux!

Joris Ghilini conçoit par ailleurs un dispositif particulier qui concentre le regard et déplace la toile percluse des marques de la durée écoulée vers le statut d’un objet non pas immobile, conservé à jamais dans un musée mais, au contraire, susceptible de voyager, d’être déplacée. Elle se présente dans une boîte comme si tout annonçait son prochain départ, son excursion vers d’autres territoires. Ainsi la persistance dans la durée et l’extension dans l’espace s’associent. Ghilini aime les faire coexister.

Enfin, des éclats de glace dont la présence brise l’unité de l’image qui affiche une sorte d’incertitude saisissante grâce au miroitement des reflets, aux éclairs imprévus, aux foyers lumineux qui aspirent le regard. La toile est là, mais prise dans un tourbillon discrètement baroque. Ici, comme dans une belle mise en scène, l’altérité du passé et l’identité du présent s’épousent pour nous confronter à l’ambivalence des « ruines imaginaires » . Georges Banu Écrivain, critique dramatique, professeur d’université

Même les choses pleurent

Sunt lacrymae rerum nous dit Virgile.
Et c’est bien de faire pleurer les choses dont il s’agit ici. Ici, c’est la rage séditieuse d’un Joris Ghilini qui nous amène à nous mutiner contre Goya, Vélasquez, Clouet, Géricault, Fantin-Latour et bien d’autres Maîtres. A leur tour d’être atteints, rongés, métastasés, réifiés dans d’improbables coffres en bois de pin qui encadrent les oeuvres comme autant de cercueils prêts à une expédition indécise.
La preuve ? Si ce n’est cette « vanité » qui vient en contre-point souligner l’inéluctable « rien » de nos émotions esthétiques. Car l’âme et l’esprit habitent un corps mortel, chair promise à la putréfaction, où même l’alchimie de Marguerite Yourcenar ici convoquée, ne peut dissiper cette idée funeste … Pourtant, la progression de ses oeuvres l’amène à un oxymore singulier avec la série de ses vierges « en sarcophage ». Tour à tour empaquetées, coffrées, ces vierges à l’enfant ne sont autres que celles de la Renaissance et pas encore celles des icônes byzantines. Mais le symbole est là.

Loin de nos mythologies contemporaines, la peinture de la Renaissance a gardé une part de sacré. L’icône véritable, au contraire du tableau qu’elle précède dans le temps, n’est pas une image mais un objet saint. On la prie, on lui parle, on l’adore…Et en retour, elle nous fait des miracles, pleure des larmes et parfois du sang.
Il faut visiter ces églises de l’Orient chrétien pour voir cette ferveur qui l’entoure. On embrasse, on touche, on prie…Chaque maison a la sienne, dûment bénie et consacrée, et qui la protège. Et c’est bien cela qu’un certain Léon III a voulu abolir en décrétant la destruction de toutes les icônes de l’empire.
Or que représentent ces vierges à l’enfant dans leurs postures canoniques si ce n’est l’amour… L’amour de la mère pour l’enfant-roi, et l’amour de l’enfant pour les hommes. Ceux là mêmes qui un peu plus tard vont le crucifier, le lyncher, le sacrifier….Un meurtre ritualisé et reproduit à l’envi depuis plus de deux millénaires. Ici, les vierges à l’enfant nous apparaissent trouées par les vers, vérolées de termites, taraudées de courtilières. Car la mort les habite.

Dans son célèbre Canzionere de 1368, Vergine bella, Pétrarque écrit :
Vergine s’amercede
Miseria estrema delle humane cose Già mai ti volse al moi prego t’inchina Soccore alla mia guerra Bench’i’ sia terra et tu del Ciel Regina

(Vierge, si à pitié Cette extrême misère des choses humaines Jamais te disposa, sur ma prière penche-toi Secours-moi dans ma guerre Bien que je sois terre et toi Reine du ciel.)

Et c’est bien d’une prière autant que d’une poésie dont il est question ici, dans ces boîtes en partance. En partance pour un au-delà que l’on perçoit déjà dans ces perforations, et dont seuls les sourires et les regards gardent leur candeur. « L’enfant reconnaît sa mère à son sourire » dit encore le poète dans ses Géorgiques. L’image serait-elle percée à jour ? L’objet, même le plus légendaire, le plus vénéré, ne serait-il que promesse de néant ? Les plus beaux poèmes d’amour ne seraient ils en réalité que des fiançailles funestes ? Autant d’idées qui traversent les objets, les sculptures, les tableaux de Joris Ghilini… Qui détourne sans retenue, avec toute l’indécence de la Vérité nue, les représentations de notre intimité secrète. Son trajet n’est pas encore abouti, mais son chemin nous mène là où l’on ne veut pas aller : il nous oblige à détourner le regard.

HSS 111, Alphaville, en ce mois d’avril 2017 the cruellest month.

La vie moderne

La vie moderne se compose d’une série de trois tableaux mis en caisse, associée à trois guitares.

Au premier regard, ces trois diptyques nous livrent une apparence de « ready made » et c’est dès lors cet aspect là qui va s’imposer à nous. Chaque guitare et chaque tableau nous apparaissent ici comme bien réels et semblent avoir été réunis afin de créer un simple jeu esthétique.

Et pourtant, en y regardant de plus près, en détaillant leur matérialité, voire en s’interrogeant sur leur finalité…ces répliques nous apparaissent comme de véritables « faux ready made » où se joueraient illusion et trompe-l’oeil pour s’emparer des questions d’un Marcel Duchamp ou d’un Andy Warhol, afin de nous livrer une nouvelle interprétation tout aussi personnelle qu’inattendue.

Cette Vie moderne construite autour d’une succession de genres artistiques éprouvés, s’affiche alors comme une émotion poétique prise entre deux cultures : celle qui cultive l’art noble et celle qui revendique une certaine idée de la culture populaire.

Et si la vision d’une nature morte, d’un paysage hollandais ou d’un capriccio reste immuable dans le temps, elle se heurte ici à une esthétique année 50 bien inscrite dans la culture populaire de la guitare électrique. Cette dualité est précisément ce qui les rapproche. Si l’un est culte, l’autre est historique.

En associant une guitare, choisie essentiellement pour ses qualités esthétiques, à un tableau enchâssé dans une caisse de transport, c’est aller à l’encontre de la destination première de ces objets, mais c’est aussi les élever au rang artistique et renforcer ainsi l’impression de réalité de ce qui se donne à voir.

Labor omnia vincit improbus

Ma production artistique revêt actuellement des formes diverses allant de la peinture à la sculpture, jusqu’à des installations in situ…

Elle trouve sa source dans mon atelier, véritable lieu d’expérimentation picturale et sonore où la recherche et le questionnement sur la notion d’iconographie constituent la base essentielle de ma démarche jusqu’à la mettre elle-même en péril.

En effet, la création étant pour moi par nature imparfaite, elle renvoie à une certaine mise en échec de son objet.

Tout est alors prétexte à produire, à reproduire et à y revenir incessamment, induisant l’idée même du palimpseste comme une avancée dans la progression de mon oeuvre, c’est à dire à un incessant « work in progress ».

Ainsi, je n’hésite pas à me saisir du « déjà-vu » ni à renverser le mythe, le héros ou le sacré, à le démystifier, le détourner, le fragiliser… afin de raconter une nouvelle histoire.

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